2005/07/26

Pour en finir avec le bout de la nuit

Voyage au bout de la nuit avait tant de passages qui aurait mérité d'être cités dans ce blogue que je n'en finissais plus de plier le coin des pages pour ne pas les perdre. Mais le roman était si passionnant qu'entre venir le citer ici et poursuivre ma lecture, j'ai préféré encore la seconde option.

Je ne récrirai pas ici tout le roman. Plutôt, je vais faire un lien entre ce dernier et un passage des Cahiers de Malte Laurids Brigge tant ils se répondent bien.

La mort du chambellan Christoph Detlev Brigge à Ulsgaard. Car il était étendu, débordant largement de son uniforme bleu foncé, sur le plancher, au milieu de la chambre, et ne bougeait plus. Dans son grand visage étranger que personne ne reconnaissait, les yeux s'étaient fermés; il ne voyait plus ce qui arrivait. On avait d'abord essayé de l'étendre sur le lit, mais il s'en était défendu, car il détestait les lits depuis ces premières nuits où son mal avait grandi. Le lit d'ailleurs s'était montré trop court, et il n'était resté d'autre ressource que de le coucher ainsi sur le tapis; car il n'avait plus voulu redescendre.
Et voici qu'il était étendu, et qu'on pouvait croire qu'il était mort. Comme il commençait à faire nuit, les chiens s'étaient, l'un après l'autre, retirés par la porte entrebâillée; seul le rubican à la tête maussade était assis auprès de son maître, et l'une de ses larges pattes de devant, au poil touffu, était posée sur la grande main grise de Christoph Detlev.
[...]
La mort de Christoph Detlev vivait à présent à Ulsgaard, depuis déjà de longs, de très longs jours, et parlait à tous, et demandait. Demandait à être portée, demandait la chambre bleue, demandait le petit salon, demandait la grande salle. Demandait les chiens, demandait qu'on rît, qu'on parlât, qu'on jouât, qu'on se tût, et tout à la fois. Demandait à voir des amis, des femmes et des morts, et demandait à mourir elle-même: demandait. Demandait et criait.
[...]
Ce n'était pas la mort du premier hydropique venu, c'était une mort terrible et impériale, que le chambellan avait portée en lui, et nourrie de lui, toute sa vie durant. Tout l'excès de superbe, de volonté et d'autorité que, même pendant ses jours les plus calmes, il n'avait pas pu user, était passé dans sa mort, dans cette mort qui à présent s'était logée à Ulsgaard et galvaudait.
Comment le chambellan Brigge eût-il regardé quiconque lui eût demandé de mourir d'une mort autre que celle-là? Il mourut de sa dure mort.
- Rainer Maria Rilke, Les cahiers de Malte Laurids Brigge

Maintenant que l'autre cancéreux est mort en bas, son public d'agonie furtivement remonte par ici. Tant qu'on est en train de passer la nuit blanche, qu'on en a fait le sacrifice, faut prendre tout ce qu'il y a à regarder en distractions dans les environs. La famille d'en bas vint voir si par ici ça allait se terminer aussi mal que chez eux. Deux morts dans la même nuit, [...] ça serait une émotion pour la vie! Tout simplement! Les chiens de tout le monde on les entend par coups de grelots qui sautent et cabriolent à travers les marches. Ils montent aussi eux. Des gens venus de loin entrent en surnombre encore, en chuchotant.
[...]
Fallait le trouver le mari pour pouvoir diriger sa femme sur l'hôpital. Une parente me l'avait proposé de l'envoyer à l'hôpital. Une mère de famille qui voulait tout de même aller coucher ses enfants. Mais quand on a eu parlé d'hôpital, personne alors ne fut plus d'accord. Les uns en voulait de l'hôpital, les autres s'y montraient absolument hostiles à cause des convenances. Ils voulaient même pas qu'on en parle. [...] La sage-femme méprisait tout le monde. Mais c'est le mari, moi, pour ma part, que je désirais qu'on retrouve pour pouvoir le consulter, pour qu'on se décide enfin dans un sens ou dans l'autre. Le voilà qui se met à surgir d'un groupe, plus indécis encore que tous les autres le mari. C'était pourtant bien à lui de décider. L'hôpital? Pas l'hôpital? Que veut-il? Il ne sait pas. Il veut regarder. Alors il regarde. Je lui découvre le trou de sa femme d'où suintent des caillots et puis des glou-glous et puis tout sa femme entièrement, qu'il regarde. Elle qui gémit comme un gros chien qu'aurait passé sous une auto. Il ne sait pas en somme ce qu'il veut. On lui passe un verre de vin blanc pour le soutenir. Il s'assoit.
[...]
"Pense donc un peu, Pierre!" que tout le monde l'adjure. Il essaye bien, mais il fait signe que ça ne vient pas. Il se lève et va vaciller vers la cuisine en emportant son verre. Pourquoi l'attendre encore? Ça aurait pu durer le reste de la nuit son hésitation de mari, on s'en rendait bien compte tout autour. Autant s'en aller ailleurs.
- Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit

1 commentaire:

Anonyme a dit...

Denise Bombardier s'impose ici: "OUF!"