"Les derniers restes de l'hiver, des sortes d'os sales, achevaient de fondre sur le béton du trottoir, cette sorte de mur horizontal."
- Réjean Ducharme, L'hiver de force
2005/08/28
2005/08/21
De mon été, à la manière de Céline
La belle saison a commencé pour moi avec les cours de chinois. On y apprenait à dire des phrases idiotes d'une manière incompréhensible. J'ai excellé. Mais pendant ce temps, on se souvient que j'ai dû me faire arracher des dents. J'ai plus souffert de l'opération que du mal qui l'avait suscitée. C'est à ce moment-là qu'il s'est mis à faire chaud, très chaud. On n'en finissait plus de suer et de ne plus dormir. Il avançait l'été et on s'épuisait de plus en plus.
Malgré cela il fallait trimer dur, parce qu'on avait décidé de déménager et qu'il fallait tant laver et peinturer. On peinturait dans ces grandes chaleurs qui font tant parler les femmes enceintes et moi, par pudeur, je n'osais pas enlever mon chandail. J'ai sué au point que mes glandes n'en pouvaient plus. Ce soir-là, au moment de la douche, j'avais le corps picoté de rouge. On eut dit une truite mouchetée. Oui, voilà ce que j'étais quand l'eau tombait sur moi. Le lendemain j'ai bien pris soin de me déshabiller pour peinturer. Beaucoup m'ont suivi dans cette démarche. On aurait pu croire à un bordel.
Une fois le déménagement complété, mais vraiment complété, un mois plus tard, je me suis reposé. On m'avait trouvé un chalet quelque part dans les Laurentides et là je me baignais beaucoup, parce que l'eau était bonne et qu'il faisait toujours chaud. Par chance il y avait un enfant là-bas. Je l'accompagnais dans ses chasses aux grenouilles. Il me montrait des carcasses de tortues et d'écrevisses. Je ne faisais plus mon âge.
Puis il y a eu les championnats du monde. C'était dans les environs de mon anniversaire. On a regardé des hommes se bousculer dans l'eau et d'autres plonger du haut d'une tour. C'était impressionnant de les voir se jeter dans le vide les plongeurs. Tellement qu'à la fin ils ont reçu des médailles. Nous, pour célébrer ma vie qui vieillissait, on est passé par le karaoké. On chantait des vieilles chansons d'hommes qui avait déjà été jeunes, il y a longtemps. On se prenait sans vergogne pour ces jeunesses dépassées en massacrant leur chanson encore un peu. Ode à la honte. On ne pouvait pas mieux fêter.
Enfin les vacances sont arrivées. Les vraies. J'ai commencé par aller à Sudbury. Là-bas, ils nous criaient Mary Poppins les ivrognes au volant dans la nuit. Ils s'enfuyaient dans leurs voitures et les taxis n'arrêtaient pas. On passait les journées à la plage et les soirs dans les bars. C'est là qu'en tant que touristes, nous nous laissions prendre en photo par un jeune éphèbe.
Ce jeune-là, plus tard dans la soirée, on le retrouvait sans chandail. Il s'appliquait à descendre son pantalon à la limite de l'acceptable et du physiquement possible. À tout instant le vêtement menaçait de ne plus tenir et de tomber par terre. Nous lui regardions le pubis et on pouvait deviner son âge: barely legal, qu'ils disent dans cette province.
Quand il nous a vu, lui, il a quitté ses amis pour venir danser avec nous. En s'en foutait nous. Ou plutôt on se moquait bien de lui. Mais il nous tenait par les fesses et ne les abandonnait qu'un instant, pour faire une pirouette. Son torse suait encore plus que moi durant la peinture. Il était poisseux. À un moment donné, il s'est arrêté pour reprendre un peu son souffle. Il ne bougeait plus. Il n'osait pas nous regarder dans les yeux. Il attendait. Il s'offrait. Comme une vierge dans les tribus. Nous on en voulait pas de sa virginité ni même de sa saloperie si s'en était une. Comme on ne bougeait pas, il s'est remis à faire des pirouettes et à se trémousser. Il était prisonnier de son offrande. Par orgueil il n'irait jamais retrouver ses amis bredouille. Heureusement pour lui une amie s'est approchée. Il s'est jetée sur elle.
On l'a revu à la fin, à cette heure si jeune où les bars ferment en Ontario. Le rythme des chansons avait beaucoup baissé. Des couples s'enlaçaient. C'était le moment de partir et nous on partait. Le jeune homme dansait avec un autre monsieur torse nu lui aussi. Ça devait poisser ferme entre ces deux-là. Et ils s'embrassaient pour échanger encore plus de liquide. On savait que dans peu de temps ils auraient fini de tout échanger quelque part chez lui ou chez l'autre ou ailleurs dans une ruelle peut-être. Toujours en embrassant, il nous a aperçu qui partions le jeune. Et comme on passait tout près, il a pris la fesse de mon ami et son autre main est aller saisir tout ce que j'avais de bijoux de famille et de verge d'or. Moi je n'en revenait comment qu'il faisait flèches de tout bois pour s'occuper tant d'hommes à la fois. On ne se trompe pas si on dit qu'il était volage.
Les vacances continuaient et cette fois c'était dans le bas du Saint-Laurent, sur l'Île Verte. On y faisait du vélo en regardant la mer. Mais on ne pouvait rien faire d'autre que prendre des photos et tourner en rond avec le vélo. Si bien que je suis reparti de là pas tellement mécontent de dire au revoir. Puis on a traversé le fleuve jusqu'à Tadoussac et là c'était tellement plein de gens qu'il fallait absolument prendre l'auberge de jeunesse même si on en avait peur nous de tous ces ados en mal d'identité.
Mais c'était quand même un bel endroit, cette auberge. On eut dit une utopie. Les gens entraient là et demandaient la clé. On leur répondait qu'il n'y avait pas de clés dans ces lieux. Puis on ajoutait, par-dessus l'étonnement général, qu'il n'y avait pas de vols non plus. Et des garçons grattaient des guitares, d'autres jonglaient. Il y avait pour tous les goûts tous les âges tous les sexes. Une belle ambiance. Nous on souriait tout le temps en buvant notre vin.
Puis je suis allé dans mon pays natal. Et là-bas, j'étais stupéfait de constater à quel point Maniwaki produit de beaux hommes. Je me souviens d'un urbain qui y en était revenu un jour d'un voyage d'affaire tout à fait excité d'avoir vu tant de beauté. Je ne sais pas par quel prodige il y en a tant. Mais c'est partout la même beauté, toujours le même air la même allure sauvage et virile. Je m'en suis rendu compte en revenant à Montréal. Le métro était rempli de gens si différents que ça m'a fait sourire. J'ai souri tout le long du trajet.
Demain le travail reprend.
par La gousse craintive vers 16:40 0 commentaires
Les arpents de neige
On m'excusera d'avoir été en vacances et d'avoir négligé cet endroit. Pour récupérer un peu de ce qui s'est perdu en ce temps-là, j'annonce avoir lu Candide, dont il était abondamment fait mention dans La nuit des princes charmants.
Très peu de froid dans cette histoire et pour ainsi dire aucune honte. On devait ne pas encore avoir inventé la fierté, à cette époque. Et pour tout froid, il n'y avait que les fameux arpents de neige: "Vous savez que ces deux nations sont en guerre pour quelques arpents de neige vers le Canada, et qu'elles dépensent pour cette belle guerre beaucoup plus que tout le Canada ne vaut." - Voltaire, Candide
Enfin, les habitués de ce blogue ne sont pas sans savoir que je m'amuse ces temps-ci à choisir ma prochaine lecture en fonction de la précédente. Hélas Candide ne m'a rien inspiré de mieux de Voyage au bout de la nuit. Je n'irai quand même pas le relire.
J'ai donc décidé de repartir sur de nouvelles bases: L'hiver de force, de Réjean Ducharme. Déjà le titre promet beaucoup.
par La gousse craintive vers 16:31 0 commentaires
2005/08/01
L'absence de honte
C'était une petite promenade dans un sentier battu de la forêt laurentienne, à flanc de collines et de montagnes, que nous empruntions, Pb et moi, pour faire un pique-nique sur les rives d'un torrent où tremper nos mollets frileux. Çà et là des falaises escarpées cédaient le terrain à des cerisiers sauvages aux branches desquels pendaient de lourdes grappes à peine mûres. J'y mordais non sans grimace et plaisir.
Nous marchions en scrutant le ciel, nous amusant à imaginer que de l'eau allait bientôt en tomber. Nous riions de nous voir trempés et transis sous les épinettes et les pins blancs alors que nous étions venus précisément pour nous baigner.
C'était un sentier battu, je l'ai déjà dit. Et nous le partagions avec d'autres plaisanciers, certains à vélo, d'autres à voile et à vapeur. Vraiment, on croisait de tout dans cet endroit, jusqu'à deux jeunes hommes sur leurs deux roues, filant à vive allure vers le bas de la colline. Au passage, voilà, la parole est tombée: "Moi les tapettes, j'veux ben, mais..." C'était le second qui, suivant le premier à quelques mètres à peine, prenait haut et fort position, le temps d'une minuscule seconde, le temps qu'ils passent et que, déjà trop loin, nous ne soyons plus qu'un vain souvenir oublié.
Il m'a été étrange de penser que le message, bien plus qu'au compagnon de vélo, s'adressait spécifiquement et directement à nous. C'était pourtant bien le cas. Nous étions ces tapettes que ce jeune homme voulait ben, mais...
Pendant ce temps, au centre-ville, on achevait de célébrer à grands cris de fierté la marche inéluctable de la libération de l'homo, alimentée par des années de mépris et d'oppression, ce mépris que je devais comprendre précisément dans cette petite remarque, cette petite pointe lâchement lancée par un idiot à vélo.
Il était déjà loin, l'idiot. Son vélo lui avait donné des ailes, l'avait rendu si brave. C'était le vélo de la bravoure qu'il avait enfourché pour faire flèche de tout bois avec ses bravades puériles.
Je devais m'indigner. Un carnaval tout entier m'exortait depuis une semaine à m'indigner, des groupes, des lobbys, des livres épais comme ça, des articles, des journaux, un courant, une mode, l'air du temps au grand complet me poussait vers l'indignation. Et pourtant, je n'avais pour m'indigner que mon manque d'indignation, l'absence totale de sentiment d'injustice.
J'avais beau m'y appliquer, je n'arrivais tout simplement pas à sentir l'insulte. Toute ma vie j'ai entendu des gens se traiter entre eux de tapettes, à la blague. Je me souviens même d'une époque où, enfants, nous lancions ce mot sans en connaître encore le sens. Étrangement, j'ai toujours échappé à ces tirs, jusqu'à hier, ce garçon à vélo.
Au fond, c'est peut-être ça. À force d'entendre ce mot-là s'appliquer à d'autres et à n'importe quelle sauce, il a fini par vouloir tout dire sauf ce pourquoi on l'utilise. Et quand enfin on me le lance, ce mot dénaturé me passe au travers du corps comme s'il s'adressait à un autre que je ne suis pas.
par La gousse craintive vers 12:07 0 commentaires