2005/08/01

L'absence de honte

C'était une petite promenade dans un sentier battu de la forêt laurentienne, à flanc de collines et de montagnes, que nous empruntions, Pb et moi, pour faire un pique-nique sur les rives d'un torrent où tremper nos mollets frileux. Çà et là des falaises escarpées cédaient le terrain à des cerisiers sauvages aux branches desquels pendaient de lourdes grappes à peine mûres. J'y mordais non sans grimace et plaisir.

Nous marchions en scrutant le ciel, nous amusant à imaginer que de l'eau allait bientôt en tomber. Nous riions de nous voir trempés et transis sous les épinettes et les pins blancs alors que nous étions venus précisément pour nous baigner.

C'était un sentier battu, je l'ai déjà dit. Et nous le partagions avec d'autres plaisanciers, certains à vélo, d'autres à voile et à vapeur. Vraiment, on croisait de tout dans cet endroit, jusqu'à deux jeunes hommes sur leurs deux roues, filant à vive allure vers le bas de la colline. Au passage, voilà, la parole est tombée: "Moi les tapettes, j'veux ben, mais..." C'était le second qui, suivant le premier à quelques mètres à peine, prenait haut et fort position, le temps d'une minuscule seconde, le temps qu'ils passent et que, déjà trop loin, nous ne soyons plus qu'un vain souvenir oublié.

Il m'a été étrange de penser que le message, bien plus qu'au compagnon de vélo, s'adressait spécifiquement et directement à nous. C'était pourtant bien le cas. Nous étions ces tapettes que ce jeune homme voulait ben, mais...

Pendant ce temps, au centre-ville, on achevait de célébrer à grands cris de fierté la marche inéluctable de la libération de l'homo, alimentée par des années de mépris et d'oppression, ce mépris que je devais comprendre précisément dans cette petite remarque, cette petite pointe lâchement lancée par un idiot à vélo.

Il était déjà loin, l'idiot. Son vélo lui avait donné des ailes, l'avait rendu si brave. C'était le vélo de la bravoure qu'il avait enfourché pour faire flèche de tout bois avec ses bravades puériles.

Je devais m'indigner. Un carnaval tout entier m'exortait depuis une semaine à m'indigner, des groupes, des lobbys, des livres épais comme ça, des articles, des journaux, un courant, une mode, l'air du temps au grand complet me poussait vers l'indignation. Et pourtant, je n'avais pour m'indigner que mon manque d'indignation, l'absence totale de sentiment d'injustice.

J'avais beau m'y appliquer, je n'arrivais tout simplement pas à sentir l'insulte. Toute ma vie j'ai entendu des gens se traiter entre eux de tapettes, à la blague. Je me souviens même d'une époque où, enfants, nous lancions ce mot sans en connaître encore le sens. Étrangement, j'ai toujours échappé à ces tirs, jusqu'à hier, ce garçon à vélo.

Au fond, c'est peut-être ça. À force d'entendre ce mot-là s'appliquer à d'autres et à n'importe quelle sauce, il a fini par vouloir tout dire sauf ce pourquoi on l'utilise. Et quand enfin on me le lance, ce mot dénaturé me passe au travers du corps comme s'il s'adressait à un autre que je ne suis pas.

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